Dans son livre consacré à Google, à paraître en février prochain, notre collaborateur Daniel Ichbiah raconte la formidable épopée de Larry Page et de Sergey Brin, héros consacrés de l'Internet. Loin des stéréotypes, il décortique leur stratégie, entre coups de chance, éclairs de génie et pratiques managériales parfois extrêmement musclées.
On serait bien en mal de trouver un modèle d'entreprise plus insolite que celui de Google. La clé de cette success story a été la construction par ses promoteurs d'une fusée lancée en trois temps. La première étape a consisté à fidéliser une majorité d'utilisateurs en proposant un moteur de recherche supérieurement efficace. Ce sont les internautes eux-mêmes qui ont plébiscité Google, délaissant les alternatives qu'étaient Altavista ou MSN. La mire de ce service est devenue le point de passage obligé de centaines de millions d'utilisateurs. Dans un deuxième temps, il s'est agi d'afficher des liens publicitaires ciblés. Les annonceurs ont vite perçu l'avantage d'un tel système. Quel que soit l'objet d'une requête (« bicyclette », « peinture à l'huile », « lait de soja »...) , seules les sociétés proposant des produits du genre apparaissent sur la colonne de droite. Et, comme la plus anodine des activités humaines peut bénéficier de telles annonces, Google a eu pour clients potentiels, du jour au lendemain, le monde entier ! Or Larry Page et Sergey Brin ont eu l'idée extrêmement lucrative de monnayer ces mots clés selon une équation complexe qui, dans tous les cas de figure, draine un maximum de dollars dans les caisses de Google.La troisième et ultime performance a consisté à transformer chaque internaute en courtier potentiel de Google : accueillez leurs annonces sur votre site web et ils vous rémunèrent si des clics sont effectués dessus (en partageant les revenus générés). Ainsi, à partir d'un service gratuit, Google a mis en place un système de « revenu automatique » qui défie l'imagination. Ce modèle lui a permis de doubler son revenu chaque année, faisant ainsi de Page et Brin les plus jeunes milliardaires du monde. La société cultive pourtant le paradoxe. Elle se veut humaniste, avec une approche « ami de l'internaute ». Pourtant, en numérisant les livres du patrimoine littéraire mondial, sans l'assentiment des éditeurs, Google applique une doctrine du « fait accompli » qui laisse à penser que la société se croit désormais invincible. Pourquoi, par ailleurs, emmagasine-t-elle une quantité aussi pharamineuse de données sur ses utilisateurs ? En offrant gratuitement ses logiciels, pourrait-elle réduire à néant tout un pan de l'économie informatique, conduisant des dizaines de milliers de professionnels au chômage ? Ces questions, et bien d'autres, sont abordées dans l'ouvrage Comment Google mangera le monde. Extraits Chapitre 6 : Le monde du silence « Prenez les repas gratuits. Ils ont une valeur redoutable pour Google. Considérez ceci : à chaque employé, cela coûte probablement un maximum de 8 dollars par jour. Si vous estimez que l'employé ne prend probablement qu'une demi-heure de pause pour se restaurer, et qu'il reste tard pour travailler, l'entreprise gagne bien plus que 8 dollars dans ce que réalise chaque recrue. » Mark Jen, ancien de Microsoft, remarque aussi que cet aspect des choses génère énormément de « bonne presse » pour l'entreprise, et qu'en conséquence une telle formule profite à Google plus encore qu'aux employés. « Considérez maintenant les autres "avantages" secondaires : médecin, dentiste, lavage de voiture sur place... La liste s'étend démesurément, avec un point commun : chaque service se trouve sur place afin que vous ne quittiez jamais le lieu de travail. » Jen reconnaît que ces prestations sont bien pratiques, mais se laisse aller à dire que Google pourrait aussi bien installer une résidence pour tous les employés ! Jen se hasarde alors à comparer le système de soins fourni par Google et celui dont il disposait chez Microsoft, et conclut alors que, sur ce point, il était bien mieux loti auparavant : « Les avantages que procure Microsoft au niveau des soins ridiculisent ceux qu'offre Google. » Le ton de contestation se poursuit le mardi suivant lorsque Mark Jen évoque le temps qu'il lui a fallu pour se rendre au travail. « Pour ceux qui ne le sauraient pas, Google fournit un superservice pour les employés qui souhaitent habiter à San Francisco : une navette gratuite. Durant le trajet, vous pouvez vous connecter à Internet et faire votre travail, car ils ont installé une connexion sans fil à haut débit. » Chaque bus peut accueillir une cinquantaine de personnes, et tous font les trajets aller six fois le matin et retour six fois le soir. Si Mark Jen est malgré tout de mauvaise humeur, c'est parce que, ce matin-là le bus était plein et qu'il s'est retrouvé écrasé près de la fenêtre, tandis que la connexion Internet était en panne. Comme le périple a duré une heure et qu'il lui a d'abord fallu se rendre à un point d'arrêt de la navette, Jen se plaint d'avoir passé une heure et vingt minutes dans les transports. Mais, à tout prendre, il considère que la vie à San Francisco compense largement cet inconvénient. Les choses se corsent dès le mercredi 26 janvier, au soir. Dans un message intitulé « Ooops ! », posté aux alentours de minuit, Jen s'excuse pour la non-disponibilité de son blog et admet avoir gaffé. « J'ai mis sur mon blog certaines choses qui n'étaient pas supposées y être. Rien de sérieux. Ils ne m'ont pas demandé de retirer quoi que ce soit (même les passages où je me montre critique envers la société). Je découvre que Google est très soucieux quant à la révélation d'informations sensibles, y compris de choses ayant une vague relation avec leurs finances, et cela peut se comprendre. Ma réaction immédiate a été de couper mon blog. Je l'ai toutefois rétabli afin que vous sachiez que Google demeure cool sur tout cela. » Le vendredi 28 juin, Jen apprend pourtant qu'il a été licencié et que son blog en a été la raison. « La nouvelle a été un choc pour moi parce que, il y a deux jours, je l'avais examiné et supprimé tous les contenus inappropriés - les commentaires sur les performances financières et les futurs produits - et j'avais évité de tels sujets dans mes articles suivants. » Celui qui a fait un passage éclair affirme qu'il ne nourrit aucun dépit et dit qu'il a beaucoup appris d'une telle expérience. Mark Jen a découvert « à la dure » l'une des règles clés en vigueur chez Google : « Le silence est d'or ». Chapitre 16 : L'entrée en Bourse Le 19 août, pour le grand jour, Larry Page a endossé un costume et une chemise blanche qui semblent l'étouffer. Il se retrouve, très intimidé, dans le bâtiment du Nasdaq à New York avec quelques proches mais sans Sergey Brin, qui est demeuré au bureau. Ce matin-là, le Wall Street Journal n'a pas dépeint l'événement sous des jours particulièrement roses, qualifiant l'opération d'« affaire plutôt mal menée ». Le quotidien résume l'impression générale qu'aurait laissée l'approche des deux fondateurs, la parution de l'article de Playboy durant la période où le silence médiatique est de mise ayant été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Soudain, une vague de panique parcourt la salle où attendent les candidats à la fortune. Deux serveuses en jupe noire crient à la cantonade, réclamant des serviettes et de l'eau pétillante. On apprend alors que Larry a planté son fessier sur un plateau de crème fraîche ! Tandis que l'intéressé se raidit, le visage empourpré, le Pdg de Google, Éric Schmidt, se tourne alors vers son voisin, le reporter d'un magazine, et lâche : « Ces choses-là arrivent. Nous avons vu pire. » Chapitre 20 : Offensive antiMicrosoft L'éditeur de Windows a pris conscience de la menace représentée par Google bien avant l'entrée en Bourse de la start-up. Dès février 2003, un ingénieur de Microsoft, Chris Payne, a tiré la sonnette d'alarme devant une vingtaine de directeurs de l'éditeur parmi lesquels figuraient les deux principaux dirigeants, Bill Gates et Steve Ballmer. Payne a déploré que Microsoft ait laissé à ce concurrent plus avisé un marché publicitaire qui s'envolait et, pendant deux bonnes heures, il a expliqué les erreurs jusqu'alors commises avec le service maison MSN. Selon Chris Payne, Microsoft devait cesser de s'appuyer sur des partenaires externes comme Inktomi pour le moteur de recherche, et développer en interne un outil supérieur à celui de Google. Il a plaidé en faveur d'une interface aussi dépouillée que celle du numéro un du domaine. Au terme de cette présentation, Payne a réclamé plus de 100 millions de dollars en vue de bâtir un moteur de recherche plus efficace que celui de Google. Pour ce faire, il a demandé que l'on fasse appel à la crème des ingénieurs de Microsoft. Bill Gates, d'ordinaire combatif et prompt à argumenter, a écouté religieusement les paroles de cet ingénieur sûr de son fait et a donné son aval sans rechigner. En décembre 2003, Bill Gates surfe sur le site de Google et se retrouve bien surpris. Cette société, qui est censée développer un moteur de recherche, affiche des annonces de recrutement d'ingénieurs fort semblables à celles que passe habituellement Microsoft : conception de système, architecture de réseaux, optimisation de logiciels... Il se dit alors que sa firme pourrait bien s'incruster prochainement sur le terrain de Google.
Suivez-nous